Extrait :
Pour aller d’une métaphysique du droit (qui fait abstraction de toute condition expérimentale) à un principe de la politique, qui en applique les idées aux cas de l’expérience, et pour résoudre, au moyen de ce principe, un problème politique, tout en restant fidèle au principe général du droit, il faut que le philosophe offre ces trois choses : 1o un axiome, c’est-à-dire une proposition apodictiquement certaine, qui résulte immédiatement de la définition du droit extérieur (l’accord de la liberté de chacun avec celle de tous suivant une loi générale) ; 2o un postulat de la loi publique extérieure, comme volonté collective de tous suivant le principe de l’égalité, sans laquelle il n’y aurait aucune liberté pour chacun ; 3o un problème consistant à déterminer le moyen de conserver l’harmonie dans une société assez grande, en restant fidèle aux principes de la liberté et de l’égalité (c’est-à-dire le moyen d’un système représentatif). Ce moyen est un principe de la politique, dont le dispositif et le règlement supposent des décrets, qui, tirés de la connaissance expérimentale des hommes, n’ont pour but que le mécanisme de l’administration du droit et les moyens de l’organiser convenablement. — Il ne faut pas que le droit se règle sur la politique, mais bien la politique sur le droit.
Un principe reconnu vrai, dit l’auteur (j’ajoute : connu à priori, par conséquent apodictique), ne doit jamais être abandonné, quels que soient ses dangers apparents. » Or il faut entendre ici, non pas le danger de nuire (accidentellement), mais en général celui de commettre une injustice, ce qui arriverait si je faisais du devoir de la véracité, qui est tout à fait absolu et constitue la suprême condition juridique de toute déclaration, un principe subordonné à telle ou telle considération particulière ; et, quoique par un certain mensonge je ne fasse dans le fait d’injustice à personne, je viole en général le principe du droit relativement à toute déclaration inévitable (je commets formellement, sinon matériellement, une injustice), ce qui est bien pis que de commettre une injustice à l’égard de quelqu’un, car ce dernier acte ne suppose pas toujours dans le sujet un principe à cet égard.
Celui qui accepte la demande qu’un autre lui adresse, de répondre si, dans la déclaration qu’il va avoir à faire, il a ou non l’intention d’être véridique, celui, dis-je, qui accepte cette demande sans se montrer offensé du soupçon qu’on exprime devant lui sur sa véracité, mais qui réclame la permission de réfléchir d’abord sur la possibilité d’une exception, celui-là est déjà un menteur (in potentia) ; car il montre par là qu’il ne regarde pas la véracité comme un devoir en soi, mais qu’il se réserve de faire des exceptions à une règle qui par son essence même n’est susceptible d’aucune exception, puisque autrement elle se contredirait elle-même.
Tous les principes juridiquement pratiques doivent renfermer des vérités rigoureuses, et ceux qu’on appelle ici des principes intermédiaires ne peuvent que déterminer d’une manière plus précise leur application aux cas qui se présentent (suivant les règles de la politique), mais ils ne peuvent jamais y apporter d’exceptions, car elles détruiraient l’universalité à laquelle seule ils doivent leur nom de principes.
Emmanuel KANT, D'un prétendu droit de mentir par humanité, tr. Jules Barni, Auguste Durand, 1855, p. 255-256.
Questions :
1. Kant pose un ensemble de conditions méthodologiques dont devrait nécessairement dépendre toute traduction politique du principe défendu par Constant :
a) Cherchez la signification du mot "métaphysique".
b) Quel type de démarche philosophique Kant vise-t-il ici lorsqu'il par d'"aller d’une métaphysique du droit [...] à un principe de la politique, qui en applique les idées aux cas de l’expérience" ?
c) Sur quel plan Kant pose-t-il par conséquent de façon résolue la question du droit de mentir ?
d) Pourquoi la question de l'existence d'un droit de mentir par humanité est-elle interprété par Kant comme un "problème politique" ? Appuyez-vous sur vos analyses précédentes pour répondre.
e) Pourquoi la résolution du problème suppose-t-elle de "rest[er] fidèle au principe général du droit" ?
f) Analysez les trois éléments que doit fournir, selon Kant, une philosophie du droit pour satisfaire aux deux exigences précédemment énoncés : "1°un axiome, c’est-à-dire une proposition apodictiquement certaine, qui résulte immédiatement de la définition du droit extérieur (l’accord de la liberté de chacun avec celle de tous suivant une loi générale) ; 2o un postulat de la loi publique extérieure, comme volonté collective de tous suivant le principe de l’égalité, sans laquelle il n’y aurait aucune liberté pour chacun" ; "3o un problème consistant à déterminer le moyen de conserver l’harmonie dans une société assez grande, en restant fidèle aux principes de la liberté et de l’égalité (c’est-à-dire le moyen d’un système représentatif)."
g) Comment le principe recherché est-il défini :
h) Pourquoi la hiérarchie établie entre droit et politique est-elle nécessaire ?
i) Quels seraient les risques ou les dangers d'une hiérarchie inverse ?
2. À quelle stratégie critique la nouvelle citation de Constant faite par Kant répond-elle ?
3. Quelle différence de statut juridique y a-t-il entre "le danger de nuire (accidentellement)" et le danger de "commettre une injustice" ? En quoi s'agit-il par conséquent de deux problèmes différents ?
4. En quoi faire "du devoir de véracité [...] un principe subordonné à telle ou telle considération particulière" serait-il constitutif d'une injustice, et non d'un préjudice ? Pour quelles raisons ?
5. Quelle est la nature de l'injustice commise ?
6. Pourquoi quelqu'un à qui l'on demande "si, dans la déclaration qu’il va avoir à faire, il a ou non l’intention d’être véridique" peut-il dès lors se sentir légitimement offensé ?
7. Pourquoi celui qui "réclame[rait] la permission de réfléchir d’abord sur la possibilité d’une exception" au principe de véracité serait-il par principe un menteur en puissance ?
8. Quelle conclusion Kant tire-t-il de son analyse critique du prétendu droit de mentir quant aux rapports de la vérité et du droit ?
9. Qu'est-ce qui serait mis en cause si l'on admettait des exceptions aux "principes intermédiaires" dont la fonction est de régler l'application des principes généraux du droit "aux cas qui se présentent (suivant les règles de la politique)" ?
10. En quoi la revendication d'un "droit de mentir" engage-t-il un débat de philosophie du droit, débat que le seul devoir moral de véracité n'engage pas ?
Réflexion :
Le droit suppose-t-il nécessairement une exigence de vérité ?
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